Hier, j’ai vu mon amie Pierrette. C’est drôle parce que les gens ne comprennent pas vraiment. Il n’y a qu’une explication possible : c’est ma grand-mère, certainement. Il n’y a pas moyen que l’on soit… amies?

Pierrette est mon amie la plus âgée, et je suis son amie la plus jeune. J’aime ça qu’on soit et qu’on ait l’une pour l’autre un podium unique. Je me dis que parfois, les gens doivent penser que c’est une amitié intéressée : une forme de veuve noire, mais en amitié. Que j’essaie de me montrer fine en attendant qu’elle me lègue une partie de son héritage. S’ils savaient : on est deux cassées et je serais là vraiment pour rien!
Pierrette joue du piano, mais je ne l’entends jamais jouer. Elle joue le matin ou l’après-midi, et je la voyais toujours en soirée. Je la vois maintenant en après-midi depuis que je suis à mon compte, mais elle joue toujours plus tôt. Elle me dit que j’ai des mains de pianiste, elle a longtemps donné des cours, mais je pousse des blagues maladroites pour signifier sans heurt que je ne veux pas apprendre. Elle me répète que je dois parler plus lentement et distinctement, que c’est encore plus qu’avant essentiel dans mon métier, elle m’a donné des exercices et je remets ça à plus tard, plus tard. Elle, elle est dans son ‘plus tard’. Elle joue une heure au piano par joue, elle fait des exercices de respiration tous les jours, elle écoute les bulletins d’information français. Avant, je lui répondais en monosyllabes lorsqu’elle me parlait d’actualité. Elle a compris. Elle s’est mise à conclure ses chapitres en disant que c’est quand on est vieux qu’on a le temps d’écouter les nouvelles : quand on est jeune, on a beaucoup trop à faire.
Elle se couche tôt, elle se dévoue à ses chats, elle se tracasse à cuisiner pour que tout le monde mange bien autour d’elle. Pierrette est assez écolo, un peu par principe, beaucoup par nécessité. Nous pratiquons les mêmes artifices d’apparente classe aisée, mais elle réussit bien mieux que moi. Les meilleures répliques princières que j’ai entendues, elles me viennent de Pierrette : élégantes, intelligentes, rusées, un tout petit peu insolentes, elle pourrait écrire des histoires… Elle le fait déjà, d’ailleurs. C’est une vieille princesse qui s’assoit sur son fauteuil comme un trône pour me raconter toutes sortes de récentes histoires, et je l’écoute comme une nièce.

Pierrette trouve que je prends trop souvent l’autobus, que je me donne le trouble ou que je cours le danger de me déplacer en vélo, alors que je pourrais tout faire en voiture. Elle s’excuse encore parfois de ne pas pouvoir aller me reconduire alors que je ne l’ai jamais demandé en dix ans. Mon amie tient fermement aux marques de générosité : ‘si je pouvais t’offrir plus, je le ferais’.

Pierrette est une ancienne ‘speakerine’ : elle écrit des lettres à des gens influents, qui leur répondent rarement parce qu’ils la mettent dans la catégorie des ‘vieilles personnes’ qui n’ont pas d’influence, pas de poids et des idées. Pierrette a des idées un peu dingues, et pourtant que j’adore. J’aime qu’elle y croie et qu’elle y travaille sans douter d’elle.
Nous avons toujours eu des routines, et elles changent au cours des années. Je lui teins les cheveux, avec le mélange qu’elle prépare. Je mets un ‘smock’ (ma chemise usée attitrée) et je commence l’application. Elle me dit après deux coups de pinceaux : »Ah, c’est tellement le fun qu’on s’occupe de moi. Je me suis occupée des autres toute ma vie. »Et je lui réponds invariablement : »Profite, ma belle Pierrette, profite. »
Pierrette me dit que j’ai tous les talents, et je l’accepte avec bonheur. Elle me dit que je sais tout faire parce que je lui coupais les cheveux avant d’être coiffeuse, parce que je lui finissais des coutures (sur des jupes à la doublure découpée parce que c’est bien plus confortable quand c’est léger). Elle sait faire tout cela aussi pourtant. Pierrette écrit des in memorium sensibles et touchants à chaque décès, même pour les gens à deux ou trois degrés d’elle, et ça touche toutes ces personnes qui vivent un peu mieux leur deuil.

Jusqu’à il y a une semaine, je n’avais jamais vu de photo de Pierrette jeune. Ses photos sont »je ne me souviens plus où » qu’elle me dit. Je suis tombée par hasard dessus, en regardant dans sa bibliothèque comme elle me disait de prendre des livres s’il y en avait qui m’intéressaient. Je ne l’ai pas reconnue, son regard était vers le bas, mais elle était très élégante. Elle me parle de son passé, bien sûr, comme on le fait à tous les âges de la vie, mais elle vit pleinement dans le présent.
C’est mon amie Pierrette que je prends le plus souvent dans mes bras, et encore plus souvent et sans fla-fla avec les années. Je n’ai pas besoin de motiver mes élans – nous profitons de l’amitié de l’une et de l’autre.
Je lui offre de petits riens et ça lui fait plaisir, et elle m’offre des petits riens, et ça me fait plaisir aussi. Il y a longtemps eu les soupers où elle cuisinait pour moi, et maintenant, je m’efforce d’amener moi aussi des soupers avec quelques versions congelées pour l’alléger dans la semaine. Je sais comment cuisiner le riz aux lentilles à sa façon, préparer les salades, clarifier le beurre. Il y a longtemps les mêmes questions, »est-ce que ça se passe toujours bien avec ton amoureux? », »as-tu fait couper tes cheveux là? » (elle aimerait que je ne les coupe jamais), »c’est beau ça, où as-tu trouvé ça? » (en parlant de mes vêtements, on parle de nos trouvailles en friperie).
Pierrette et moi avons parlé hier des changements climatiques. C’est avec mon amie de 85 ans que j’ai enfin pu vider mon coeur de toute son angoisse ce qui arrive maintenant. Avec n’importe quelle autre personne âgée inconnue, je me serais dit »Oui, c’est facile pour vous – vous ne serez plus là pour vivre la dégringolade, la chute. » Mais avec Pierrette, j’ai le réconfort aigre-doux que justement, elle n’aura pas à vivre cela, elle en sera épargnée par le pur hasard qu’elle soit née plus tôt que moi.
On a plein de points en commun. C’est Pierrette qui m’a transmis ma passion du cachemire, que nous trouvons d’abord et seulement dans les friperies, pour un ou deux dollars. Elle me dit que j’ai »l’oeil Emmaüs », c’est à dire que je sais reconnaître dans une pile de mauvais dons ce qui est intéressant.
Pierrette ne porte jamais de noir. Elle porte des couleurs, elle tombe en amour avec des coloris. Pierrette décline toujours quand je lui offre de la maquiller, elle dit que ce n’est plus de son temps. Je n’insiste pas, je ne sais plus si je l’ai déjà fait au début de notre amitié, mais je ne remets plus en question la validité de ses choix. Elle sait très bien pourquoi elle prend ses décisions, même si je ne le sais pas dans le même détail. Elle m’explique certaines choses, d’autres non, il y a encore mille histoires que je ne connais pas et que je ne connaîtrai probablement jamais. Une chose est sûre, c’est que Pierrette ne se répète jamais.

Il y a eu plein de breuvages marquants dans notre amitié : le café de céréales, les canaris (du citron dans l’eau bouillante), la disparition puis le retour du vin rouge.
Hier, Pierrette m’a dit quelque chose pour me consoler et changer ma façon de voir les choses, et c’était presque mot pour mot ce que mon amoureux me répète souvent. Je trouve ça beau que mes amis se ressemblent et se rejoignent entre eux, même sans contact. Ça doit être que je suis vraie avec moi-même, et que le résultat est que je développe des amitiés ainsi cohérentes.
On a déjà passé proche de ne plus être amies, Pierrette et moi. Je ne me souviens pas, sincèrement, du détail de la chose, tant je balaie les conflits lorsqu’ils sont réglés. J’ai le seul souvenir que je ne me sentais plus écoutée, même réprimée ou censurée. Je lui ai écrit un long courriel, et elle s’est excusée, et j’ai conclu par »ça va, maintenant ». J’ai eu ces moments dans chacune de mes amitiés tenaces, donc c’est normal que ça se se soit passé avec Pierrette aussi.

Les opinions de Pierrette ont changé en dix ans. Elle me suggérait doucement d’y penser à deux fois avant de renoncer à avoir des enfants. Aujourd’hui, elle trouve que c’est la meilleure décision que je peux prendre avec l’état de l’environnement. Elle a déjà été très très choquée par le voile, je ne sais plus si elle s’est adoucie, mais en tout cas on n’en parle plus. Elle ne peut plus se fâcher désormais, c’est mauvais pour le corps et le sommeil, alors elle ne se fâche plus.
Pierrette m’a rencontrée à vingt ans et je l’ai rencontrée à soixante-quinze ans. Je suis devenue une adulte »pour vrai » sous ses yeux et à travers ses conseils. Et moi, j’ai vu ce qu’est le processus de vieillir, p’tit bout par p’tit bout, de laisser des choses aller, les remplacer par autre chose, et dans tout ce délaissement, voir fleurir cette richesse profonde. J’ai besoin de cette sagesse, cet amour incommensurable, cette solidité, que Pierrette fait vivre et partage.

Et je vois même plein de similitudes. Il y a dix ans, j’allais voir Pierrette un petit peu pour qu’elle me prenne sous son aile le temps d’une soirée, le temps d’un souper. Et là, tranquillement, très tranquillement, c’est moi qui la couve un tout petit peu, même pas encore autant qu’elle, mais en tout cas, j’essaie de lui apporter autant qu’elle m’apporte. C’est une richesse dans ma vie, et j’avais envie de le partager.
Quel beau témoignage. Vous formez une belle équipe toutes les deux, c’est magnifique que vous vous soyez trouvées. Que votre amitié toute spéciale se prolonge au fil du temps. Oui ,tu as raison. Tu as les deux pieds bien à terre, assez pour réaliser combien le temps transforme. Longue vie à ta belle et bonne amie ,à toi tout autant et à votre belle et longue amitié
Ton choix de photo est excellent. Il m’inspire sérénité, douceur et bien-être